"Quand arrivera le temps bien heureux où les anthropologues et philosophes modernes cesseront de fabriquer des études dont le seul but est de calomnier les races opprimées"...Africanus Horton , intellectuel et homme politique, sierra léonais 1864.
Une citation qui illustre à merveille l'exposition "L'invention du sauvage", au Quai Branly, où il est question de la complexité du regard posé sur l'autre. Où le sentiment de révolte est susceptible d'habiter le visiteur. Où la surprise côtoie l'incompréhension. Où le questionnement sur l'humain s'approfondit au fur et à mesure que l'on avance dans ce qui s'apparente à un labyrinthe de la sottise humaine. Où l'inculture et la bassesse morale de l'homme dit civilisé se révèle scabreuse et désastreuse.
Car plus que les innombrables photographies, peintures, projections ou documents de ces hommes, femmes et enfants que l'on a voulu assimilé à des curiosités, des attractions, des animaux ou des monstres: ce sont les instigateurs et conspirateurs des exhibitions (in)humaines qui poussent à réflexion. C'est ainsi que l'on découvre avec effroi le regard que les occidentaux ont posé sur les "autres" à savoir nègres "primitifs", indigènes indiens où "cannibales" polynésiens, aux moments des "découvertes", des explorations et de la colonisation. Mais aussi, sur tous ceux qualifiés d'anormaux, car portant une anomalie physique si ce n'est une simple différence.
Dès l'entrée, on est littéralement happé par l'atmosphère pesante et anxiogène qui émane du lieu. A commencer par la lumière tamisée, qui permet de mieux communier avec les oeuvres. Le silence est frappant, voire religieux.Tout nous invite à plonger en pleine apnée pendant plus d'une heure (2heures30 dans notre cas), difficile de faire moins, dans ce monde à part. Il faut dire que le flot d'informations, de révélations, d'écrits, ainsi que la banque d'images inouïe sont tellement prenants qu'il serait presque impossible de ne pas être suspendu dans cet espace-temps, saisi par ce témoignage de l'histoire humaine dans toute son inhumanité.
Claude Lévi Strauss disait: "Le barbare, c'est d'abord celui qui croit à la barbarie".
En voulant observer, classer, hierarchiser, définir, exposer, ridiculiser puis civiliser l'autre, les nombreux missionnaires, scientifiques et promoteurs de spectacles ont chacun dans leur rôle démontré le signe de leur propre barbarie et sauvagerie. L'exposition est édifiante!
Les questions fusent: comment des êtres humains en sont-ils venu à (mal)traiter d'autres êtres humains d'une manière si abjecte, absurde et cruelle? Le racisme est-il né à cette époque? Comment en sont-ils arrivés là? Lilian Thuram, commissaire général de l'exposition ainsi que Pascal Blanchard et Nanette Jacomijn Snoep, commissaires scientifiques, ont imaginé les réponses à ces questions avec une mise en scène très originale, comme une pièce en actes et scènes avec une restitution du paysage politique de l'époque permettant, à chaque fois, de mieux s'imprégner du contexte. Et de quel contexte s'agit-il?
On l'aura compris, de la rétrospective du processus de déshumanisation de l'autre, cet étrange étranger...Du phénomène de monstration de l'autre, cet immonde inconnu. Ainsi découvre t-on, par exemple, l’avènement et l'assimilation d'un racisme scientifique avec la hierarchisation des prétendues races où bien évidemment, le blanc est placé au sommet de la civilisation humaine et le noir en bas de l'échelle avec ses supposés cousins, les singes.
Peu à peu, le visiteur immerge, jusqu'à en perdre pieds, dans le calvaire des individus et familles qui se retrouvaient pris au piège des exhibitions anthropo-zoologiques. Ce déni d'humanité qui justifiait un jugement de la monstruosité et de la sauvagerie des sujets en dit beaucoup sur la mentalité, peut être toujours d'actualité mais plus réprimée, de l'époque. Cela prête à cogitation! Partant, le visiteur est amené à percevoir la confrontation entre la répulsion et l'attraction suscité par les cobayes; le parallèle entre l’étalage des êtres et le voyeurisme malsain du public; la naissance de la "racisation" engendrant le racisme; le fantasme excessif de l'exotisme dans un monde enclin à l'industrialisation; mais avant tout, l'incarnation parfaite de l'ignorance et du mépris, précédant la mise en oeuvre et le déploiement d'une propagande raciale.
C'est ainsi que l'autre fut à la fois envisagé et dévisagé en tant qu'étranger et en tant qu'étrangeté.
De fait, la différence a, de tout temps, toujours fait peur à l'homme qui vit difficilement sans ses repères, ses références. Encore faut-il qu'on ne fantasme pas cette différence. L'inconnu (personne ou objet) représente un certain danger. Par-conséquent, l'individu a tendance à repousser ou dénigrer celui ou ce qui ne rentre pas dans la norme telle qu'elle est définit. Une couleur de peau, une anomalie, une difformité ou malformation, une culture, un comportement, une langue, une coutume, un cheveux, une morphologie, un apparat, une religion, une classe sociale, un genre, une caste...Tout et n'importe quoi peut être prétexte à rejet. En réalité, il est surtout question de perception, d'éducation et d'endoctrinement. On ne perçoit que ce qu'on veut percevoir et ce qu'on nous amène à percevoir. Si la beauté est dans l'oeil de celui qui regarde, la monstruosité n'est certainement pas dans le sujet observé mais chez l'observateur.
L'autre, cet étranger
Tout ce qui n'appartenait pas au territoire occidental était de la sorte perçu comme sauvage, et qui dit sauvage, dit "à civiliser". L'occident représentant le progrès, l'évolution, l'industrialisation, il fallait rentrer dans le cadre ou trépasser. L'autre, dans son rôle titre de sauvage, en opposition au monde blanc, autodéfini comme civilisation par excellence, était par la force des préjugés relégué hors de la culture; partant, assimilé aux animaux, à la nature primitive, à l'état sauvage. Il fallait bien légitimer la conquête coloniale! Or quoi de mieux que de rabaisser, réduire, minimiser, dénaturer, dénigrer pour mieux asseoir une domination.
Tout a commencé ce fameux jour où il a fallu que Christophe Colombe se trompe de chemin et découvre l'Amérique et ses indiens. Plus sérieusement, il en rapportera quelques uns pour témoigner du nouveau monde à la cours d'espagne. Depuis, les indiens seront exhibés telles des créatures fascinantes. Dans le même esprit, des inuits seront enlevés au XVIIe siècle et exposés en Allemagne. Ils ne survivront pas, comme de nombreux autres, aux conditions climatiques et sanitaires. Idem pour l'Afrique avec ses spécimens à la peau noire qui, jusque dans les années 1930, feront le bonheur des villages exotiques de France.
A rappeler que l'homme noir était classé entre l'homme et le singe. Une espèce qui était donnée à disparaître et qu'il fallait par conséquent observer, étudier, disséquer, mouler et conserver. Voilà pourquoi sénégalais, Dahomiens, malgaches, touareg, carnaques, somalis, caraïbes et que sais-je encore, furent grossièrement montrés au jardin zoologique d'acclimatation à Paris. Les organisateurs prétexteront non seulement une dimension spectaculaire à ces exhibitions mais également pédagogique; une sorte de leçon du colonisateur sur le colonisé, du colonisateur au colonisé. C'était une invitation à l'apprentissage comme dans une grande école en mouvement. "Voir c'est savoir" disaient-il. Tout un programme!
L'autre, cet étrangeté
Parmi le lot d'étrangers, il y avait certains qui suscitaient une plus grande fascination. Il s'agissait de ceux qui, outre leur couleur charbon et leur cheveux en mousse, affichait une différence frappante. Les pigmés étaient (et sont toujours) pour de nombreux occidentaux (et même non occidentaux) des curiosités. Les hottentotes également avec notamment la vénus hottentote dont le corps plus que callipyge, dans ce cas stéatopyge (fessier très développé), fera d'elle un phénomène de foire. Elle incarnera même pour les scientifiques, dans une logique absurde et aberrante...le chaînon manquant de l'évolution humaine, juste avant les singes! A noter que l'exposition prend le parti de ne pas exposer le moulage de son corps effectué à l'époque mais juste une installation qui projette son ombre sur un mur. Elle est là sans être là, tel un fantôme hantant les lieux. Sa (non) présence est d'autant plus intimidante. Et c'est à juste raison après l'attraction malsaine dont elle a été l'objet de son vivant et longtemps après sa mort. Toutefois, il y a également un petit portrait d'elle. Aussi, des femmes et enfants noirs victimes de maladie de la peau comme le vitiligo, qui dépigmente l'épiderme et fait apparaître des traces blanches, attiraient les foules comme les "Trois Graces " dont l'histoire est à découvrir dans l'exposition.
Ces personnes étaient appelées les " nègres-pies" et la décoloration de leur peau inspirait aux curieux un sentiment de monstruosité mais aussi de compassion. Ou encore la petite Antonietta Gonsalvus et sa famille venant des Canaries dont la totale pilosité suscitait effroi et curiosité. Ils étaient atteints d'hypertrichose, une maladie qui se manifeste par une pilosité envahissante, totale.
De même, des femmes blanches à barbe, des hommes géants et des nains de toutes origines, des obèses; ou encore parmi les plus connus dans la catégorie classée bizarroïde, l'afro-américain William Henry Johnson surnommé "What is it?" souffrant d'une légère déficience mentale. Il fut vendu par ses parents à 4ans et tomba longtemps après dans les filets d'un promoteur blanc lui sommant de jouer l'homme singe avec tout l’attirail: un costume couvert de poils, une branche etc. Il représentait le parfait portrait du sauvage capturé en Afrique. Ainsi les managers de spectacles ou exhibitions n'hésitaient pas à fabriquer de toutes pièces des histoires et à forcer le trait. L'exagération faisait décupler la curiosité et donc le chiffre d'affaire. Tout un programme!
Cette supposée monstruosité ou sauvagerie servait à conforter les peuples dit civilisés dans leur proclamée normalité et supériorité. Comme une validation de l'acte de civilisation sans quoi la primitivité de l'autre, n'eut été la venue du blanc, se serait révélée navrante, catastrophique et irréparable. Comme une consolidation de l'identité et de la communauté des occidentaux et parfois des japonais ou chinois par rapport au reste du monde sauvage.
D'un autre côté, les danses exotiques de Joséphine Baker, en passant par les troupes de danseuses du ventre orientales, les ballets africains, ou représentations asiatiques ou amérindiennes servaient également la propagande coloniale dans la mesures où ils permettaient de mettre en avant une certaine altérité des cultures d'ailleurs..
Le cinéma a fini par tuer les expositions humaines à partir du moment où, le public lassé; a transposé sa curiosité sur l'écran, avec des films qui ont perpétué les préjugés (de Tarzan aux caricatures des noirs à la Jump Jim Crow, avec toujours la prédominance et la vision occidentalisée du monde).
Et en parlant de cinéma, le superbe film de David Lynch Elephant man en 1980 illustre bien cet esprit de monstration et de monstruosité. Le rejet de l'autre, la peur de l'autre...l'image qu'on se fait de l'autre par anticipation, et comment casser ces barrières qui, au final, ne sont pas insurmontables.
De plus, le thème de cette exposition fait drôlement écho à l'actualité de la politique française
avec la "sortie" médiatique de certains membres du gouvernement pour ne pas citer Claude Guéant, affirmant, comme pour mieux stigmatiser certaines populations à savoir: ces gens-là, ces étrangers, que les civilisations ne se valent pas, où comment confondre civilisation et régime politique et cultiver un certain racisme voire un racisme certain. Sans parler du discours de Dakar de Sarkozy qui explore de bien belle façon cet esprit nauséabond et paternaliste; un document d'anthologie qui aurait pu trouver sa place dans l'exposition!
Que de découvertes et d'étonnements! A la fin le visiteur est invité à se poser des questions sur la normalité, sur sa normalité. Qui est normal, qui ne l'est pas? Qu'est-ce que la normalité? Qui la définit? Suis-je normal? Pareil pour l'étrangeté, l'inconnu, l'autre, l'ailleurs...et avant tout, une profonde interrogation sur l'humain et l'inhumain.
Une Exposition hallucinante, bouleversante, envoutante et instructive! "L'invention du sauvage" à découvrir absolument jusqu'au 3 juin 2012 au Quai Branly.
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